Médicaments : « Le bon usage ne se joue pas uniquement dans la relation médecin-patient »

Pour Etienne Nouguez (1), chargé de recherches au Centre de sociologie des organisations (CNRS/Sciences-Po), le bon usage du médicament répond à des enjeux de coordination, de négociation et de concurrence. Défini par des normes sociales qui ne sont pas toutes médicales, il interroge l’organisation même du système de santé.

Vous avez participé le 22 mars 2018 à un colloque du Collectif bon usage des médicaments. Quel est le rôle du sociologue dans ce débat ?

Etienne Nouguez – Les sociologues sont souvent interrogés par les médecins, qui cherchent à comprendre pourquoi les patients ne suivent pas les traitements prescrits, par les autorités sanitaires, qui veulent savoir pourquoi les médecins ne suivent pas leurs recommandations, et parfois par les sociologues eux-mêmes, qui ne comprennent pas pourquoi les autorités sanitaires n’écoutent pas leurs conseils. Finalement, on est toujours l’inobservant de l’autre ! La question du bon usage est en fait une question très globale, qui engage la chaîne du médicament dans son ensemble, et toute l’organisation du système de santé.

Le mauvais usage du médicament, qui aboutit parfois à des événements iatrogéniques, serait responsable de plus de 10.000 morts par an. Quels sont ses facteurs ?

Etienne Nouguez – L’usage du médicament, c’est d’abord un enjeu de coordination. Quand on parle d’erreur de prise du traitement, c’est souvent parce que, pour la personne, il s’agit d’inscrire la prise du médicament dans un espace-temps qui est à la fois physique – un moment de la journée, un endroit où on va déposer le médicament – mais aussi social : est-ce qu’on peut prendre son médicament pendant le repas, comme le conseille le médecin, alors qu’à table, il y a la belle-sœur qui n’est pas au courant qu’on prend un traitement neuroleptique, ou les enfants qui demandent à quoi servent ces bonbons ? Quand on doit prendre un médicament qui induit une somnolence, et que l’on a une soirée, va-t-on l’avaler avant de sortir ?

Bien prendre son traitement, c’est se coordonner avec soi-même, mais aussi avec les proches puisque, souvent, les aidants ou la famille accompagnent les patients dans la prise de leurs médicaments. L’erreur peut donc aussi naître de problèmes de coordination dans l’entourage de la personne.

Quelles sont les autres sources d’erreurs dans la gestion des traitements ?

Etienne Nouguez – Au-delà de l’enjeu de coordination, il y a un enjeu de négociation. Face à des patients qui ne suivent pas leurs traitements, les médecins qui ont leur propre représentation de la relation médecin-malade, pensent que l’usage du médicament se joue uniquement dans ce face-à-face.

En réalité, la négociation du traitement implique beaucoup d’acteurs sociaux, la famille, les amis, le patron, qui n’ont pas forcément les mêmes normes ni les mêmes intérêts que les médecins. Des membres de la famille peuvent pousser le patient à suivre son traitement à la lettre, quand les amis l’inciteront à l’abandonner.

Et puis, la santé n’est pas le seul le seul objectif que les gens poursuivent dans leur vie. Pour un jeune à qui on prescrit un psychotrope connu pour ses effets néfastes sur la libido ou sur la prise de poids, l’effet indésirable, il est là ! Il faut donc négocier cela aussi : est-ce que, pour me soigner, je suis prêt à avoir une image dégradée de ma personne ? Est-ce que, si le traitement m’empêche de travailler, de voir mes amis, je vais respecter la prescription ? Et si, en prenant ce médicament, j’améliore mes performances sportives ou mes résultats scolaires, le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?

Du côté des médecins, pourquoi leur prescription n’est-elle pas toujours fidèle aux recommandations ?

Etienne Nouguez – Des études ont en effet montré que les recommandations de bonne pratique n’étaient suivies que dans la moitié des cas. C’est parfois parce que ces dernières se contredisent, ou qu’elles ne prennent pas en compte les situations complexes, comme des patients souffrant de plusieurs pathologies.

Par ailleurs, ces guides de bonne pratique ne constituent qu’un des éléments de la décision médicale. A la médecine des preuves, les praticiens opposent souvent l’épreuve de la médecine : ils adaptent ces recommandations en fonction des caractéristiques de leurs patients, de la relation qu’ils ont avec eux et également de leur propre expérience des traitements.

L’organisation du système de soins expliquerait en outre un mauvais usage des médicaments…

Etienne Nouguez – Tout à fait. Notamment en raison de l’organisation libérale de la médecine. Ecouter le patient, faire de la prévention et de l’information sur les traitements n’est pas possible dans le cadre d’un paiement à l’acte, où, pour que le cabinet soit rentable, il ne faut pas que la consultation dépasse 20 minutes.

Tous les sujets autour du bon usage du médicament achoppent sur ce point : tant qu’il n’y aura pas un temps dédié à cela, et donc un mode de rémunération adapté, on n’y arrivera pas.

Y a-t-il d’autres raisons ?

Etienne Nouguez – Une autre raison est le cloisonnement des professionnels de santé et le défaut de coordination. Entre la ville et l’hôpital, entre le médecin et le pharmacien, entre le médecin ou le pharmacien et le patient et sa famille… Aujourd’hui, le seul dispositif de coordination entre tous ces acteurs, c’est l’ordonnance. Mais les ordonnances se perdent et il peut y avoir des « ratés » dans la transmission de l’information. Ainsi, le droit de substitution pour les génériques a inversé le sens de l’information entre médecin et pharmacien. Ce n’est plus seulement le pharmacien qui doit savoir ce que le médecin a prescrit, mais le médecin qui doit retrouver ce que le pharmacien a délivré. Il y a là de vrais enjeux de coordination, mais aussi de concurrence entre professionnels de santé : qui doit avoir le contrôle de la prescription et de l’usage du médicament ?

Le bon usage du médicament est finalement une façon d’interroger toute l’organisation du système de santé, de la répartition des tâches entre les différents acteurs de santé à l’organisation de leur temps de travail, en passant par leur mode de rémunération.

 

(1) Etienne Nouguez est l’auteur de l’ouvrage « Des médicaments à tout prix. Sociologie des génériques en France », Presses de Sciences Po 2017

 

PROPOS RECUEILLIS PAR SABINE DREYFUS©
Agence fédérale d’information mutualiste (Afim)